Cet essai est le résultat de mon travail d'écriture de thésis dans le cadre de mes études à la HEAD-Genève, en design graphique.
- février 2015 -
En 2015, une grande partie de ma génération se questionne quant à son avenir, aux dysfonctionnements de la société et aux alternatives possibles.
Cette conscience est à mes yeux primordiale, en tant que jeune, en tant que citoyenne et en tant que designer graphique.
L’envie de comprendre les technologies et leurs implications, le souhait de participer à une transition vers une autre société et la volonté d’utiliser le graphisme pour transmettre des messages forts se sont combinés ici.
Open data. Souvent, la première réaction à l’écoute ou à la lecture de ce mot est, au mieux de l’incompréhension, au pire, une réaction épidermique à la surveillance généralisée et à la disparition du libre arbitre. Les scandales récents liés à l’espionnage et la vie privée ont propagé une image négative des data, sans différencier big dataTerme utilisé pour parler de l’augmentation exponentielle des ensembles de données, dans tous les secteurs. Le big data réfère aussi à la gestion et l’utilisation des masses de données volumineuses., open data et linked dataCorrespond au web des données (en français). Les linked data sont structurées pour être interopérables, et donc pour créer un réseau global de données où aucune donnée n’est isolée..
Il est nécessaire de prendre du recul pour mieux comprendre le phénomène.
La récolte des données est effective et ne pourra pas faire marche arrière. Ces données sont peu comprises par le grand public, qui actuellement en produit et en consomme sans s’en rendre compte. Le terme data apparaît partout et montre à quel point nous sommes inondés par les données. Elles se répartissent en différentes sortes à ne pas confondre, tant leurs définitions, objectifs, enjeux et défis sont distincts.
Parmi elles, l’open data vise une réappropriation des données par les citoyens. On parle alors de données publiques, comme le cadastre, les dépenses de l’État ou le réseau de transport, et non pas des données personnelles. Ces données publiques étaient jusqu’à présent conservées dans des archives, hors de portée pour la société civile.
C’est la fracture entre le potentiel considérable de l’open data et la méconnaissance du sujet par le grand public qui m’a poussée à travailler sur cette thématique. Je crois en la nécessité de repenser notre société et nos villes.
Les technologies sont un outil dans cette recherche quand elles sont comprises et non pas subies.
Dans cet essai, j’explique dans un premier temps ce qu’est l’open data et quelles sont les promesses qu’il fait. Vient ensuite le temps des questions et enjeux relatifs au mouvement. La réponse que je dresse face à ces obstacles est la diffusion d’une culture de l’open data au sein du grand public. Pour faire une médiation efficace de ce sujet, j’explique à la fois comment lancer la discussion (le fond) et de quelle forme pratique cela peut prendre.
Des coordonnées GPS, un « like » sur un réseau social, le taux de pollution en ville, les résultats électoraux : tous ces faits sont des données. Elles sont produites en abondance par les institutions, services publics, individus, entreprises, objets connectésObjet électronique qui partage les données récoltées avec un ordinateur., capteurs, et touchent tous les domaines.
« La donnée est un fait brut, qui n’est pas — encore — interprété »1, dit Simon Chignard. Les données sont factuelles, objectives, mais ne sont pas tout de suite de l’information contextualisée.
C’est lorsqu’elles sont analysées en tant que masse, en recoupant plusieurs jeux de donnéesUn ensemble de données groupé en raison de caractéristiques communes (sujet, type, émetteur, etc). qu’elles trouvent un sens.
L’utilisation des données est potentiellement infinie puisqu’elles ne sont pas détruites à l’usage. Les applications futures sont de ce fait imprévisibles. Ainsi, plus les jeux de données sont complets, plus ils sont adaptables à toute situation.
Ce foisonnement des données, l’importance de leur instantanéité et de leur utilisation est le big data.
De l’émergence des données à la compréhension progressive de leur pouvoir est né un autre constat : Les données publiques qui traitent de notre environnement, gouvernement, ville ou du savoir doivent être accessibles à chacun. Elles sont en effet un bien commun qui ne doit pas être réservé à Google ou Amazon.
Cette partie « open » doit être comprise dans un contexte plus large : le mouvement open sourceMouvement qui prône la production de contenu, de logiciels et d’objets de façon libre et communautaire. Les fichiers sources nécessaires aux créations sont accessibles, modifiables et réutilisables. Dans cette conception de la production, l’échange des fichiers est primordial.. Depuis quelques années, un nombre croissant de designers, de programmeurs, de bricoleurs, d’artistes et d’ingénieurs développent une nouvelle façon de créer et de produire des logiciels, des objets, et plus généralement des usages. Cette tendance cherche à faire participer toutun chacun à la création de nouveaux modes de vie. L’échange, la modification et la libre diffusion des fichiers sourcesfichier informatique qui comporte les codes d’un programme (construction, structure, fonctionnement, etc). grâce à internet sont au cœur de ce mouvement. C’est une remise en question de la société, de ses règles basées sur la propriété privée et la proposition de nouveaux fonctionnements.
L’article « Une brève histoire de l’open data » résume à la fois l’évolution de l’open data, et son lien avec la communauté open source : « c’est la rencontre de cette idée scientifique [échanger les savoirs pour trouver de meilleures solutions] avec les idéaux du logiciel libre et de l’open source qui façonne l’open data tel qu’il se met en place aujourd’hui. »2
Dans une conférence Ted, Tim Berners-Lee, considéré comme l’inventeur du web, appelle à libérer des données brutes au plus vite (« Raw data now »)3. Il s’agit de créer le web des données : après le partage des documents et des informations grâce à internet, les données sont la prochaine étape pour tenter de répondre aux enjeux mondiaux. Plus le nombre de jeux de données est important, plus nous avons à disposition de nouvelles clés pour comprendre le monde, nos comportements et façons de vivre pour les améliorer. Surtout, pour être vraiment utile, ce web des données (linked data) doit proposer des données connectables, interopérablesCompatibilité des données entre elles. Dépend entre autres de leur qualité, de leur structure, de leurs caractéristiques techniques et juridiques. , structurées, et ouvertes.
Cette revendication rejoint la définition de donnée ouverte énoncée en 2007, à Sebastopol (Californie). À l’époque, une trentaine d’experts en technologies ont mis en place huit critères pour qu’une donnée soit parfaitement ouverte. En 2010, la Sunlight Foundation enrichit ces règles de deux critères supplémentaires4. Ces règles visent à obtenir des données complètes, non traitées, actuelles, accessibles et réutilisables, le tout dans des formats libres. Cette vision est exigeante et difficile à atteindre dans la pratique5. A l’heure actuelle, elle fait plutôt figure d’objectif.
Le besoin d’une multitude de sources, de bases de données combinables techniquement et juridiquement n’est pas encore atteint, mais de nombreux États et organismes travaillent dans ce sens.
Si l’open data séduit les gouvernements, c’est qu’il propose une vision nouvelle de la démocratie. Au lendemain de sa prise de fonction en janvier 2009, Barack Obama a été l’un des premiers chefs d’État à soutenir l’open data au sein de son gouvernement6. Dans sa continuité, et grâce au travail acharné de mouvements citoyens, d’autres collectivités ont ensuite participé au mouvement. En France, des associations comme LiberTIC ou Regards Citoyens ont beaucoup fait avancer l’État sur le sujet. Auparavant dans l’opposition, ces groupes aident désormais le gouvernement, qui se veut plus ouvert7.
L’open gouvernementVision de la gouvernance où le citoyen a plus de responsabilité et de droit de regard sur les activités gouvernementales, notamment grâce au libre accès aux données publiques et à une transparence accrue. fait beaucoup de promesses. Il symbolise le souhait d’une démocratie plus participative, où les citoyens s’impliqueraient davantage et comprendraient des politiques souvent difficiles à saisir. Des sites comme « Nos Députés » ou Where does my money go montrent comment mieux inclure les citoyens dans le procédé démocratique. Ils rendent la gestion des budgets, de la participation des élus, et d’autres événements politiques (élections, nouvelles lois, etc) plus transparents. Une nouvelle expertise citoyenne pourrait ainsi se développer autour des données.
Outre le besoin de transparence, l’open data a aussi un autre intérêt pour les gouvernements : responsabiliser les citoyens. Lors d’un entretien, Emmanuel Raviart, directeur technique d'Etalab (la plateforme française de l’open data affiliée au gouvernement) expliquait que les États ont été surpassés par le secteur privé pour la gestion de certains domaines. Le support citoyen apporté grâce à l’open data permet alors de maintenir des services dans le secteur public.
L’exemple de la cartographie est frappant : Google Maps est plus performant que l’État, et il est difficile d’imaginer une parade face à ce géant. Pourtant, Open Street Map propose une alternative viable : ce sont les citoyens eux-mêmes qui cartographient les lieux qu’ils connaissent, en partenariat avec le service de cartographie d’État et les cadastres mis à disposition par les collectivités. On cumule ainsi des données justes, contextualisées, sur des fonds de cartes ouverts et exploitables par qui en a besoin.
En plus d’être un nouvel outil pour la démocratie, l’open data propose une meilleure compréhension et optimisation des flux dont notre société se compose.
Une nouvelle façon de gérer la ville se profile grâce à l’analyse des déplacements des habitants, de la gestion des transports, de la pollution, ainsi que tout paramètre accessible sous forme de données. Bien entendu, une partie conséquente des données n’est pas ouverte pour l’instant. Cependant, les collectivités, les services publics et certaines entreprises réalisent peu à peu l’intérêt de fournir des jeux de données à la société civile. C’est le phénomène des « smart citiesVille dont le développement urbain est fait de façon intelligente, durable, de façon à répondre aux évolutions futures des flux, infrastructures et acteurs qui la compose. Une smart city intègre une part de gouvernance participative, une responsabilisation de ses usagers, et l’utilisation à bon escient de technologies, telles que l’open data. ». Grâce à des combinaisons de capteurs, au volontariat des habitants ou aux traces qu’ils laissent en parcourant la ville, il devient possible de mieux comprendre les comportements, de les prévoir et d’aménager la ville en fonction.
Pour en revenir à Open Street Map, l’intérêt de la participation citoyenne via l’open data a été démontré lors du séisme à Haïti, en 2010. En moins d’un mois, quelque six cents personnes ont participé à la cartographie du pays sinistré. Ce travail a été d’une grande aide pour les secours : en connaissant les routes praticables, les villages isolés, les endroits sécurisés, les associations humanitaires ont pu être plus efficaces9.
Dans un autre genre, les Transports Publics Genevois ont ouvert plus de mille jeux de données depuis septembre 2013. Toute personne qui en a l’envie et les capacités techniques peut en faire une application utilitaire, une datavisualisationVisualisation graphique de l’analyse de données., une œuvre d’art ou quoi que ce soit d’autre. Par exemple, l’application « UncrowdTPG », qui indique quels bus sont surchargés, a été créée grâce aux données ouvertes.
« Sense your City » de Data Canvas est aussi un exemple de projet qui illustre le développement des smart cities. L’organisation a fait émerger des communautés dans sept villes à travers le globe, leur a fourni des kits de capteurs à construire soi-même, qui recueillent en temps réel humidité, pollution, bruits, luminosité, et d’autres informations. Ces informations sont automatiquement publiées sur une base de données en ligne, sous forme d’open data. Des outils de visualisation de ces données sont aussi proposés sur le site, permettant ainsi de voir directement ce qui est capté. Une fois la récolte commencée, tout est possible : croiser les bases de données, les villes, les paramètres, pour mieux appréhender la vie de la cité.
D’une façon générale, l’open data a cette capacité de connecter les savoirs. Le souhait de mettre en commun les connaissances est présent dans de nombreux milieux. Une prise de conscience se fait peu à peu : ouvrir des données, c’est multiplier les chances d’en tirer des externalitésSouvent, une donnée a été produite dans le but d’une utilisation précise. Elle produit une externalité (positive en général) lorsqu’elle est utilisée d’une façon qui n’avait pas été envisagée au départ. positives auxquelles le premier détenteur n’aurait pas pensé.
Les scientifiques sont parmi les premiers à avoir ouvert et connecté leurs bases de données pour s’appuyer sur des expériences déjà réalisées, des résultats fiables et vérifiables.
Au niveau des institutions muséales, bibliothèques, archives et galeries, les mêmes possibilités d’ouverture voient le jour malgré les obstacles juridiques (droit d’auteur par exemple) et techniques. René Schneider, professeur à la Haute École de Gestion de Genève et spécialiste des linked open data explique que les bibliothécaires travaillent depuis des siècles sur les données et leur catalogage, mais de façon fermée. Grâce à l’open data, il estime qu’ils ont désormais le pouvoir et le devoir de diffuser le savoir accumulé10. L’Open Knowledge Foundation est l’un des acteurs open data le plus investi dans l’ouverture de la connaissance.
Cette phrase résume l’objectif de l’organisme : permettre à chacun d’accéder au savoir et de se le réapproprier.
Les données apportent une vue d’ensemble sur une situation, des phénomènes sociaux, économiques, écologiques... En ouvrant ces données et en les rendant réutilisables, plus de monde est inclus dans le processus démocratique, dans la diffusion du savoir, ou encore dans l’amélioration des modes de vie. Le citoyen prend enfin de la hauteur : l’open data permet à chacun d’avoir une compréhension plus générale d’une situation.
La société civile a tout à gagner à comprendre et utiliser cet outil. Aujourd’hui, l’open data rencontre des obstacles. Il s’agit de trouver les réponses adéquates pour atteindre une prise de pouvoir citoyenne et civile.
La jeunesse de l’open data, les contraintes juridiques, politiques, économiques ainsi que l’absence de culture des données sont autant d’obstacles et de défis à relever pour que l’open data tienne les promesses précédemment évoquées.
En 2015, l’open data existe, mais il est appliqué de façon disparate selon les entités, les régions et les implications de chacun. De plus, lors de mouvements d’ouverture, les jeux de données fournis sont souvent partiels, incomplets, dans des formats différents et parfois dépassés. En plus du manque quantitatif, la qualité est à améliorer.
Pour que des données puissent être réellement ouvertes, il est nécessaire qu’elles soient brutes (c’est-à-dire non traités, non interprétées, avec toutes les informations disponibles), mais aussi contextualisées. Cette juste balance entre quantité et qualité de données est par ailleurs examinée par Simon Chignard sur son blog.12
Il est en tout cas nécessaire d’avoir, pour chaque donnée, des connaissances sur cette information. C’est ce que l’on appelle les métadonnéesDonnée qui décrit une autre donnée. Elle informe par exemple sur les caractéristiques de cette donnée principale ou le contexte dans lequel elle a été récoltée. . C’est uniquement en comprenant le contexte que l’on peut interpréter la donnée. En prenant l’exemple d’un capteur de pollution, le lieu où il a été installé est connu, mais il faut aussi d’autres informations : à cinq mètres de hauteur ou au ras des pots d’échappement, il ne renverra pas la même information. Le contexte apporté par les métadonnées les rendent indissociables de la notion de linked data.
De nombreux acteurs des données ouvertes travaillent sur ces problématiques, car l’open data n’est efficient qu’une fois ces conditions remplies.
En parallèle des problèmes techniques, des questions plus générales se dressent.
Quelles données peuvent être anonymiséesDonnée qui a été traitée pour que les indices qu’elle donne par rapport à une personne ne soient plus signifiants (par exemple : pour une coordonnée gps laissée par un téléphone, cryptage du numéro). et ouvertes sans porter atteinte à la vie privée, la sécurité publique ou le droit d’auteur (conditions qui justifient toutes de conserver des données fermées) ? Quid des utilisations de données qui posent des problèmes éthiques ? Comment éviter de créer une fracture entre la population qui comprend les données et celle qui ne les comprend pas ? Comment faire accepter à des politiques d’ouvrir les données les plus sensibles ?
Les acteurs de l’open data se posent de nombreuses questions. Celles-ci en font partie tout comme celles abordées dans les articles « L’Open data, c’est à nous d’en faire quelque chose »13, « L’open data, une belle mais vaine promesse ? »14 et « Vers la fin du baby blues de l’open data ? »15.
En effet, l’open data questionne la propriété privée à la base de notre société et solidement ancrée dans les esprits. Une réflexion à grande échelle pourrait permettre de tendre vers l’open data par défaut. Les méthodes de travail comme les structures (réelles et informatiques) seraient conçues pour que chaque donnée non sensible et potentiellement utile soit ouverte de façon naturelle.
Au final, le mouvement se met en place, mais lentement. En plus des enjeux de quantité et de qualité des données, c’est l’environnement dans lequel l’open data se met en place qui pose problème.
A mes yeux, les blocages évoqués ci-dessus sont le résultat de la forme actuelle du mouvement open data. On voit d’abord des communautés de spécialistes passionnés et actifs. Pourtant, en prenant du recul, on se rend compte que ces adeptes sont noyés dans une masse qui ne se sent pas concernée par l’open data, n’en comprend pas les tenants et aboutissants, et souvent pas même le terme.
Il y a au sein de la communauté open data un débat important quant au public du mouvement. Certains pensent que ce secteur est inaccessible au citoyen lambda. Dans cette optique, l’open data est considéré comme utile pour des spécialises (data analystesL’un des nouveaux métiers qui émergent suite à l’apparition du big data. Le besoin de stocker, gérer et analyser les données a fait apparaître des experts en algorithmes, comme le data analyste., statisticiens, journalistes...), à eux d’en faire ensuite un apport pour le grand public. Ce dernier ne se réapproprie pas directement les données, n’en a pas forcément conscience, mais les utilise passivement.
Dans ce sens, Emmanuel Raviart évoquait la rupture actuelle entre spécialistes et grand public en disant quelque peu défaitiste : « Déjà que les citoyens ne comprennent pas bien ce qu’est une donnée... »17.
D’autres personnes, dont je me sens plus proche, considèrent que l’open data ne doit pas rester un sujet destiné uniquement à des geeks et doit s’ouvrir à une compréhension globale, car c’est dans la société civile au sens large que se trouvent les solutions.
A mon avis, chacun ne peut pas devenir spécialiste des données et tout le monde n’est pas capable de développer une application utilisant l’open data.
Si tout le monde comprenait les enjeux, savait débattre du sujet, cela serait déjà une barrière en moins entre le mouvement open data actuel et ses ambitions futures. Même si les personnes n’utilisaient pas directement les données, une connaissance, même sommaire, du domaine par le plus grand nombre donnerait un véritable appui citoyen au mouvement.
En outre, l’open data par défaut abordé auparavant est surtout une question de remise en question quant à la façon de produire, de travailler, de penser. Une personne sensibilisée à la thématique sera plus à même de participer à l’archivage des données de son institution, de soutenir les initiatives lancées autour d’elle. Le secrétaire qui veille à la collecte des données et qui comprend à quoi cela sert, comment le faire, sera probablement plus dévoué à sa tâche et les données seront de meilleure qualité. Cette même personne pourrait aussi réaliser l’intérêt d’ouvrir tel ou tel jeu de données et soutenir son ouverture. Sans pour autant demander à tout le monde d’être développeur, une conscience plus large des enjeux rendrait le mouvement plus efficace.
De plus, les données sont déjà présentes dans de nombreuses sphères, comme l’illustre le diagramme du Linked Open Data. Tout domaine génère du savoir profitable au plus grand nombre : recherches scientifiques, archives de musées, résultats médicaux, informations juridiques, archives publiques, catalogues de bibliothèques, cadastres... Des experts en données peuvent se trouver dans toutes les branches de la société. S’il n’y a pas de premier éveil à l’open data, c’est alors autant de personnes mises de côté.
Je fais donc partie de ceux qui pensent qu’il manque une culture de l’open data au sein de la population. Une prise de conscience serait le terreau du déploiement réel du mouvement. Afin qu’elle ait lieu, il faut éveiller les esprits, toucher les gens, leur montrer à quel point il est important de pouvoir débattre, questionner les données, s’interroger pour mieux comprendre.
C’est dans ce contexte de manque de sensibilisation que j’envisage mon travail de designer graphique. Je considère le designer comme le lien entre les individus souhaitant transmettre des idées et ceux qui pourraient les recevoir.
La question de l’explication des sujets technologiques s’est déjà posée de nombreuses fois : comment susciter un intérêt pour un sujet technologique ? Le travail de médiation, aussi pointu qu’il soit, doit être fait en considérant avant tout l’humain et en le remettant au centre de la réflexion.
L’humain se caractérise par son besoin de raconter et d’écouter des histoires. L’avis critique, la subjectivité, la sensibilité définissent en partie notre espèce. « Le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité »18.
Depuis longtemps, les contes, fables et autres récits sont utilisés pour expliquer des fonctionnements complexes, dont la représentation à échelle réduite est plus explicite. Chez l’enfant, les histoires ont une place importante dans l’éveil et l’éducation. Dans les secteurs comme le marketing ou le design, le storytelling (« l’art de [...] raconter des histoires afin de faire passer un message » 19.) connait un succès grandissant, et est enseigné comme une discipline en soi. Dans la médiation culturelle, il est courant de s’adresser au public en cherchant à l’inclure personnellement, en lui faisant appréhender une situation grâce au storytelling.
Dans « J. Bruner. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? », Pascal Simonet explique que « raconter des histoires, c’est jeter un pont entre ce qui est établi et ce qui est possible. [...] l’objet des récits de vie est précisément de permettre au passé et au possible de coexister »20.
Il ne faut pas négliger l’intellect, l’aspect rationnel d’un sujet, car cela mènerait à la perte de profondeur et d’intérêt. La compréhension amène le public à réfléchir aux enjeux et aux problématiques. Le fait de s’adresser au côté émotionnel est une façon d’amener le fond du sujet : les éléments que l’on retient sont ceux qui captent notre attention et qui par la suite ont un réel intérêt.
Les données sont des informations factuelles, objectives, qui parlent plus aux ordinateurs qu’aux humains.
Pour passer d’un amont d’informations à une connaissance, il faut donner du sens, du contexte, un point de vue qui oriente l’utilisation des données. Le propos d’Ulrich Fischer, cinéaste et actif dans le domaine de l’open data, pointe du doigt l’importance d’amener la subjectivité humaine dans les données, tout aussi précises et nombreuses soient-elles 21.
L’open data est un sujet complexe, et l’humain doit y trouver sa place. Cela concerne les champs d’applications mais également la compréhension globale du sujet.
Cette question est essentielle dans le travail de médiation que j’envisage. Il s’agit d’éviter d’expliquer le phénomène froidement, sans exemples ni déroulé : une fois de plus, ce seraient les mêmes experts qui y trouveraient de l’intérêt, et la technologie n’aurait pas réussi à parler aux gens.
À l’heure actuelle, des projets utilisant l’open data ont eu des échos au-delà de la communauté de spécialistes. Ce sont ceux qui ont réellement donné un sens aux données et ont touché à la sensibilité. C’est le cas de certains travaux de datajournalistes, artistes, designers ou développeurs.
Par exemple, une carte en temps réel des vents aux États Unis a été largement diffusée. Elle utilise les données météorologiques ouvertes pour modéliser les vents et montre ce qui se passe en temps réel dans tout le pays. La carte est esthétiquement très réussie et touche à l’émotif. Des personnes se sont d’ailleurs réapproprié cette carte en l’utilisant pour comprendre la migration d’oiseaux ou prévoir des randonnées22.
J’aimerais aborder mon travail de diplôme en parlant à la fois à l’émotif et à l’intellect. Il est question de montrer la richesse de l’open data en mêlant définitions, explications, prise de positions dans les débats, émotions et savoirs. Un travail encyclopédique toucherait tout au plus les personnes déjà intéressées par l’open data, mais ne participerait pas à une sensibilisation plus large.
Ce travail de médiation est d’expliquer l’open data à un public qui n’y est pas encore familier, à travers mon point de vue personnel.
Œuvrer à la création d’une culture de l’open data passe donc par un axe explicatif, qui informe le mouvement, mais aussi par de nombreux exemples dans lesquels les gens peuvent se plonger.
Les organismes, les associations et autres institutions qui ont choisi d’expliquer ce qu’est l’open data sont nombreux. Les formes sont variées, en voici quelques exemples.
Les groupes comme Open Knowledge ou OpenData Suisse résument ce qu’est l’open data sur leurs plateformes internet, montrent les actualités du domaine et des exemples de réalisations. Les plateformes créées par les collectivités, telles que Etalab en France, cherchent aussi à expliquer le sujet, à montrer sa complexité. Elles sont en plus le portail d’accès aux bases de données ouvertes.
Des associations s’appuient sur d’autres médiums, comme le motion design diffusé par liberTIC. Cette animation explique brièvement ce qu’est l’open data, mais ne parle pas de l’ensemble de problématiques et d’enjeux. Je ne tiens pas spécialement à développer mon projet sous forme de motion design : ce médium me semble inapproprié pour montrer des exemples, et ne correspond pas à ce que j’ai envie de faire.
De même, les exemples donnés dans les livres ne sont pas testables par l’utilisateur. Même si les ouvrages sur le sujet sont nombreux et intéressants, il est très difficile de proposer à la fois le livre et la manipulation des exemples qui sont évoqués. Par exemple le livre « Human Face of Big Data »23 a une application pour smartphone complémentaire, mais dans la pratique les deux n’interagissent pas, et l’application n’apporte pas de valeur ajoutée. De plus, les livres consacrés à ce sujet touchent souvent un public déjà averti.
La Fondation Internet Nouvelle Génération s’est intéressée à la médiation de l’open data et est en train de développer des InfoLabs. Ils seront des lieux dédiés à l’explication des données, leur expérimentation, et qui agiront donc directement pour la démocratisation du sujet.
Plus largement, des lieux culturels tournés vers les nouvelles technologies participent aussi à la découverte du mouvement grâce à des ateliers, conférences et autres activités, comme le Stéréolux à Nantes24.
Les hackathonsmarathons créatifs sur courte durée où des personnes aux profils variés et des développeurs, cherchent à imaginer des projets innovants sont une façon efficace d’utiliser l’open data. Pour ce qui est de la médiation qu’ils génèrent, cela dépend du contexte : un hackathon comme Muséomix (qui a eu lieu au Musée d’Art et d’Histoire de Genève en novembre 2014) inclut plus de personnes d’horizons différents et sensibilise donc plus qu’un hackathon réservé à des codeurs.
Depuis quelques années, de nouveaux sites internet explorent les possibilités offertes par le média. Parmi eux, deux types m’ont particulièrement intéressée du point de vue de la narration et de la façon de captiver le visiteur.
Tout d’abord, les sites en « one page » utilisent, comme leur nom l'indique, une seule page : la seule navigation est le défilement du contenu, organisé avec précision. Le visiteur, passif, découvre l’histoire telle qu’on a voulu la lui raconter. « Defend the internet » est un bon exemple de site en one page. Il explique rapidement, mais efficacement la neutralité du net. « Help us find the cures » utilise lui aussi le principe de storytelling pour démontrer l’importance de la lutte contre le cancer du sein. La narration est étoffée de témoignages, photos, statistiques, et se rapproche du web-documentaire.
Le web-documentaire, justement, a aussi capté mon attention. Il est proche des sites en one page : les deux ont un déroulé très travaillé, qui est le cœur du site.
Le webdoc est généralement composé de plusieurs médias différents qui enrichissent l’expérience de l’utilisateur : photos, statistiques, illustrations, textes, vidéos ou sons. Il a pour particularité de ne pas être linéaire, et met le visiteur au centre du récit en lui proposant d’interagir, de faire des choix qui modifient son parcours dans l’histoire. La construction peut faire penser aux livres dont vous êtes les héros, et plus généralement à l’univers des jeux.
La présentation « Narration et architecture »25 de Gerald Holubowicz explique très bien la construction d’un web documentaire et ses spécificités. Plusieurs sites d’information utilisent aujourd’hui ce procédé, à mi-chemin entre le film, le site internet, l’exposition en ligne et le jeu vidéo. Arte a par exemple récemment sorti le webdoc « In Limbo » qui explore nos données privées et la mémoire qu’elles génèrent.
Le projet pratique que je mènerai, pour rappel la médiation de l’open data auprès du grand public, s’inscrit dans un besoin multiple. Ce sera à la fois un travail curatorial, explicatif et pédagogique. Il s’agit d’expliquer les termes, les promesses, les enjeux, mais aussi d’exposer les débats et le point de vue que je porte en tant que jeune designer. Enfin, il faut également scénographier, organiser, choisir les exemples d’utilisation des données pour qu’ils nourrissent le propos.
Pour raconter une histoire intéressante de la meilleure façon, il faut savoir qui est le destinataire. Au sein du grand public, j’ai décidé de me concentrer sur les jeunes adultes, qui n’ont pas subi la fracture numérique(ici) Clivage culturel entre les personnes nées avec internet qui ont intégré le numérique jeune, et les générations précédentes.. Ces personnes sont à même d’intégrer l’open data dans leur culture tournée vers l’informatique. De plus, une bonne compréhension de l’open data influencera son utilisation dans la suite de leur parcours.
Initialement, j’imaginais travailler sur une scénographie d’exposition. J’ai réalisé qu’un site web permet aussi un travail sur le déroulé et permet en plus d’avoir un schéma non linéaire. Les liens hypertextes, les connexions entre les thèmes, les choix d’approfondir ou non une partie du sujet aident à construire le propos, et l’enrichissent grâce à des liens externes.
Mon site ne sera pas sous une forme habituelle de plateforme, mais guidera le visiteur à travers un déroulé choisi. Ainsi, la visite ne sera pas aléatoire et dépendante du hasard des clics, mais bien une expérience maîtrisée. Une fois encore, c’est un moyen de donner du sens et d’apporter de l’humain dans les données.
« Faute de diffusion d’une culture de la donnée, l’ouverture ne profite qu’à ceux qui maîtrisent déjà le mieux les outils et les concepts ».26 Il est urgent d’expliquer l’open data, ses objectifs et ses défis.
Le dialogue doit être engagé, chacun doit pouvoir débattre, poser ses questions, proposer ses solutions pour que les promesses deviennent réalité.
Avec mon projet de diplôme, je souhaite diffuser cette culture. J’aimerais aider le grand public à comprendre ce que les données ouvertes peuvent lui apporter. Je veux créer le lien entre les avancées des spécialistes et la réalité de la société civile.
Je suis convaincue que le design graphique a un rôle à jouer, et ce sera tout l’enjeu de mon travail.
1 : CHIGNARD, Simon. Open data, comprendre l’ouverture des données publiques. Limoges : FyP éditions, 2012, p.10.
2 : CHIGNARD, Simon. «Une brève histoire de l’open data». ParisTechReview. 29/03/2013. ParisTechReview. Consulté le 02/02/2015
3 : BERNERS-LEE, Tim. « The next Web ». 02/2009. Ted. Consulté le 25/11/14
4 : Sunlight Foundation. « Ten Principles for Opening Up Government Information ». Sunlight Foundation. 11/08/2010. Sunlight Foundation. Consulté le 02/02/2015
5 : CHIGNARD, Simon. Open data, comprendre l’ouverture des données publiques. Limoges : FyP éditions, 2012, p.15.
6 : MAYER-SCHÖNBERGER, Viktor, CUKIER, Kenneth. Big data, la révolution des données est en marche. New York : Houghton Mifflin Harcourt Publishing Company, 2013, p.143.
7 : RAVIART, Emmanuel, communication personnelle, 11/02/2015.
8 : Ouverture des données publiques et participation : Quels enjeux démocratiques ?. Paris : Décider ensemble, 2012, p.30.
9 : CHAVENT, Nicolas. « Haïti ». Humanitarian OpenStreetMap Team. 06/06/2013. Humanitarian OpenStreetMap Team. Consulté le 10/02/2015
10 : SCHNEIDER, René, communication personnelle, 13/02/2015.
11 : OpenKnowledge Foundation. OpenKnowledge Foundation. Consulté le 19/12/2014
12 : CHIGNARD, Simon. « Données brutesou données contextualisées ? ». DonnéesOuvertes. 02/05/2013. DonnéesOuvertes. Consulté le 02/02/2015
13 : DE LA PORTE, Xavier. « L’Open data, c’est à nous d’en faire quelque chose ». Rue89. 30/01/2014. Rue89. Consulté le 14/01/2015
14 : CHIGNARD, Simon. « L’open data, une belle mais vaine promesse ? ». La Cantine numérique rennaise. 03/05/2012. La Cantine numérique rennaise. Consulté le 05/01/2015
15 : Libertic « Vers la fin du baby blues de l’open data ? ». LiberTIC. 24/09/2013. LiberTIC. Consulté le 05/01/2015
16 : CHIGNARD, Simon. Open data, comprendre l’ouverture des données publiques. Limoges : FyP éditions, 2012, p.8.
17 : RAVIART, Emmanuel, communication personnelle, 11/02/2015.
18 : BARTHES, Roland. « Introduction à l’analyse structurale des récits ». Communication n° 8 (1966) : 1-27. p.1
19 : MOUSSEAU, Julie. « Qu’est ce que le storytelling ? ». Neocamino. 03/11/2013. Neocamino. Consulté le 15/02/2015
20 : SIMONET, Pascal. « J. Bruner. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? », L’orientation scolaire et professionnelle n° 34/2 (2005). Consulté le 13/02/2015
21 : FISCHER, Ulrich, communication personnelle, 06/02/2015.
22 : RIVOIRE, Annick. « La bataille de l’open data ». Arte Creative. 13/05/2014. Arte. Consulté le 12/02/2015
23 : SMOLAN, Rick, ERWITT, Jennifer. The human face of Big Data. Sausalito (U.S.A.) : Against All Odds Productions, 2013.
24 : Stéréolux. « Open data : enjeux et opportunités pour le secteur culturel ». Stéréolux. Fin 2011. Stéréolux. Consulté le 10/02/2015
25 : HOLUBOWICZ, Gerald. « Webdoc, L’arborescence et les questionsde scénarisation ». Slideshare.25/03/2011. Chewbahat.Consulté le 11/02/2015
26 : CHIGNARD, Simon. Open data, comprendre l’ouverture des données publiques. Limoges : FyP éditions, 2012, p.143.
27 : L. PETERS, Robert. Robert L. Peters. 09/02/2015. Robert L. Peters. Consulté le 09/02/2015
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